
La nuit du 4 août 1789 est connue comme celle de l’abolition des privilèges. Avant cette date, « les privilèges » accordés ou tolérés par le roi à titre définitif ou temporaire définissaient l’organisation sociale et politique de la France de l’Ancien Régime. Ces privilèges étaient de toutes sortes. Leur usage principal était de donner à quelques catégories de la population le pouvoir d’écraser les autres. Au premier rang, les nobles et le clergé. Non seulement ils échappaient à l’impôt, d’office ou par certaines largesses, mais ils avaient des droits exclusifs, dont celui de lever des taxes.
Le soir du 26 juin, lorsque les réseaux sociaux se sont fait l’écho du « don » du Groupe Roullier au projet de musée maritime, il y a eu deux types de réaction. Les premiers interviewés sur les sites des journaux locaux se pâmaient « Un million d’euros c’est formidable » expliquant, en plus, la volonté de discrétion du groupe. Il n’est pas certain qu’une annonce faite au Conseil municipal passe en catimini… Dans la rue, après la réunion sur la pollution organisée par OSONS ! l’expression était plutôt « Finalement, il ne crache pas que de l’ammoniac »
Mais, quels que soient les commentaires, c’est bien aux privilèges qu’il fallait penser.
Un million d’euros doit être dirigé vers le projet de musée, la somme est importante, mais à moins que le Groupe Roullier ne soit l’exception dans la forêt des spécialistes de la défiscalisation, elle ne reflète pas son effort. Jusque 2 millions d’euros de dons, une entreprise mécène bénéficie de 60 % de réduction d’impôt. Cela signifie que le Groupe Roullier investit réellement 400 000 € puisqu’il récupèrera 600 000 € par le jeu des réductions d’impôt.
« Investit » parce que, pour cette somme, il aura la possibilité de soigner durant de nombreuses années son image, largement écornée depuis quelque temps, et de renforcer sa notoriété à travers le monde. Une entreprise malouine qui finance un musée malouin ( en plus de son propre musée) quelle insertion et quelle attention à son territoire ! Quelle culture ! Finalement, paraphrasant le titre d’un vieux film « pour 400 000 € t’as plus rien ! », l’affaire n’est pas mauvaise et ne bousculera pas le budget communication.
Pour rappel le 26 février dernier, Timac-Agro, fleuron du Groupe Roullier, a été condamné par le tribunal de Saint-Malo pour avoir préféré produire des engrais sans attendre que les produits nécessaires au traitement de l’ammoniac dans les fumées soient réapprovisionnés. Qu’importe la mise en demeure du préfet d’Ille-et-Vilaine, encore effective, il fallait produire, donc, « faire de l’argent ». Nous ne connaissons pas le bilan financier de cette période de pollution pour l’entreprise, ce que nous savons c’est qu’il est négatif pour la population.
À l’annonce de ce million, pardon, de ces 400 000 €, beaucoup ont pensé que cette somme aurait certainement pu servir à combattre les odeurs, l’ammoniac ou surveiller le cadmium dans l’eau ou tout autre polluant. C’est vrai, mais derrière ce type de mécénat défiscalisé il y a beaucoup plus. Ce n’est pas dans ce que l’on « donne », mais dans ce que l’on « prend » que se cachent les restes de l’ancien régime, les marques de la survivance des privilèges et même de leur grande actualité.
Le privilège, c’est que 600 000 € qui vont disparaître des caisses de l’État et prendre la direction du musée de Saint-Malo sur décision du Groupe Roullier. Celui-ci s’offre le luxe de faire sa publicité, de soigner sa notoriété et de décider de l’utilisation d’une partie du budget de la nation. La noblesse industrielle n’échappe plus complètement à l’impôt, mais, comme la noblesse de rang ou de robe, elle décide de sa destination.
Dans un pays où l’on meurt d’attendre aux urgences, où la fraude fiscale peut atteindre 100 milliards, les plus riches d’entre nous décident ici que 600 000 € ne prendront pas le chemin de l’intérêt général, mais celui qui leur plaira. Ils le font une fois à Saint-Malo, mais aussi, ailleurs et encore ailleurs, au point que le nombre d’entreprises mécènes bénéficiant de la réduction d’impôt dépasse la barre des 170 000 pour un montant de 3,8 milliards d’euros en 2023.
Certains pourront sourire, loin d’être émus devant 3,8 milliards lorsque le gouvernement en recherche quarante pour le prochain budget que la cour des comptes table sur 2 a 3 fois plus. Mais les petits ruisseaux font les grandes rivières. Dans notre pays 4 000 personnes possèdent plus de 100 millions d’euros de patrimoine. En janvier 2025, alors qu’il s’agissait de voter pour leur fixer un taux plancher d’impôt de 2 %, les députés fidèles au gouvernement accompagnés de ceux situés à sa droite et son extrême droite, ont tous voté contre, ou se sont courageusement abstenus.
Depuis celle du 4 août 1789, les privilèges ont apprivoisé la nuit.